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Trop occupé
alors par le siège de Nancy, Charles le Téméraire a dû digérer ces affronts;
c'est maintenant, pense-t-il, l'heure de la vengeance. Je montrerai à ces
paysans ce que c'est que la guerre, répéte-t-il sombrement. Le roi Louis,
par ses émissaires secrets, fait représenter aux Suisses le péril qu'ils courent
; ne vont-ils pas au devant d'un total écrasement? L'assemblée des Ligues
délègue à Nancy auprès du duc Charles des ambassadeurs extraordinaires.
Vous n'avez rien à gagner contre nous, lui disent-ils humblement, notre
pays est pauvre et stérile. Il y a plus d'or dans vos éperons et les brides
de vos chevaux que vous n'en trouverez dans toute la Suisse ! Le duc,
dédaignant les avertissements du margrave de Bade, les renvoie avec les plus
dures paroles.
Le 22 janvier,
il est à Besançon ; en route, il s'est approprié le trésor à Auxonne pour
une prochaine croisade. Sous ces ordres, il a maintenant trente mille hommes,
plus six mille Italiens, quatre mille Savoyards et nombre de pièces d'artillerie.
Le prince de Tarente, le duc de Clèves chevauchent à ses côtés; nuls ne sont
plus avides d'engager l'action que le comte de Romont et le seigneur de Châtel-Guyon,
intéressé dans l'affaire. Le roi Louis, anxieux de connaître le sort de la
grande expédition entreprise par son rival, s'installe à Lyon, en route
pour le pèlerinage du Puy, affirme-t-il. Le comte de Romont, à la tête
de l'avant-garde bourguignonne, s'assure des passes du Jura, encore couvertes
de neige en cette mi-février.
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GRANDSON
L'armée bourguignonne toute entière paraît devant la place forte de
Grandson. Après quelques assauts infructueux, le duc de Bourgogne fait introduire
un traître dans la cité ; ce misérable convainc les assiégés de se rendre
en leur faisant espérer des mesures de clémence. Poussé par Romont et Châtel-Guyon,
Charles, une fois la place rendue, fait pendre et noyer des centaines d'hommes
! Un cri d'horreur soulève la Suisse. Le 1er mars, les Confédérés,
au nombre de vingt mille, Bernois, gens d'Uri, de Schwytz et d'Untervalden,
marchent au devant des Bourguignons, décidés à vaincre ou à périr. Le duc
de Bourgogne tient conseil avec ses capitaines. Il faut les attirer en
plaine dit le grand bâtard de Bourgogne, là, notre cavalerie les taillera
en pièces ! Mais le duc de Bourgogne montre une fois de plus quel piètre
stratège il est ; il lance ses hommes depuis Grandson jusqu'au château de
Vaux-Marcus par un chemin rocailleux, où la neige vient à peine de fondre.
Le 2 mars, les deux avant-gardes sont en contact, l'une commandée par le sire
de Châtel-Guyon, l'autre par l'avoyer Scharnachtal. Les Suisses, après avoir
mis genou à terre pour prier, se groupent en bataillons compacts, des hérissons
de piques de 6 mètres de long, contre lesquels se brise la charge des chevaliers
bourguignons ; leur lance n'a pas quatre mètres, en mesure moderne, et il
leur est impossible d'atteindre leurs adversaires ! Voyant l'échec des siens,
le duc Charles revient à l'idée d'attirer les Suisses dans la plaine qui se
trouve derrière lui. C'ést trop tard ; alors que le premier échelon des gens
d'armes rétrograde vers le second, les gens d'Uri, de Lucerne et d'Untervalden
débouchent d'un chemin de neige que les Bourguignons ont négligé de garder
! Les mugissements sauvages des cors des Alpes, la "vache d'Uri", le "taureau
d'Untervalden" remplissent les Bourguignons d'une terreur irraisonnée. Au
cri de Grandson! Grandson! scandé par dix mille poitrines, les Suisses
fondent sur eux. Et c'est la panique, inexplicable puisque l'action est à
peine engagée, qui saisit l'armée bourguignonne ; le duc, l'épée au poing
tente de faire rentrer les siens dans le rang; bientôt, il est entraîné comme
un fètu par le flot des fuyards. Il se retrouve au hameau de Jougne, à seize
lieues de là, avec cinq cavaliers seulement. Las de tuer les Bourguignons
à grands tas, les Suisses se répandent dans le camp du duc Charles, s'émerveillant
de son pavillon de velours rouge, de ses armes enrichies de joyaux. Candidement,
les rudes montagnards vendent pour quelques sols les diamants du Téméraire
qu'ils ont reçus en butin à des brocanteurs juifs ou lombards.
A Lyon,
Louis XI exulte de joie ; ses adversaires d'hier reviennent vers lui ; sa
soeur, la duchesse Yolande de Savoie, lui fait envoyer des excuses sur sa
conduite récente. René d'Anjou, brave tête à vent, lui céde définitivement
le comté de Provence, moyennant une pension viagère. Les Suisses, qui redoutent
la vengeance inéluctable du duc, supplient le roi d'entrer en guerre contre
son terrible cousin. Qu'y puis-je répète le bon apôtre, vous
avez remporté une magnifique victoire, mais les trêves que j'ai avec le duc
de Bourgogne me réduisent à l'impuissance! "
Grandson
a été pour Charles le Téméraire une effroyable humiliation. Mais ce n'a été
que la panique d'une armée que le siège de Neuss a épuisée. Il faut reprendre
courage dit le comte de Romont. Charles est sombre; il se laisse pousser
la barbe. Je ne la couperai que lorsque j'aurai revu le visage des Suisses
! répéte-t-il. La duchesse de Savoie, experte en double jeu, vient le
trouver à Lausanne. Ses capitaines rameutent des gens de guerre, des mercenaires,
peu sûrs il est vrai. Les hostilités pouvent reprendre... C'est aussi l'avis
des Suisses ; à Lucerne ils tiennent une assemblée générale pour distribuer
à chaque contingent des Cantons son poste de combat. René de Lorraine vient
les joindre, espérant, grâce à leur aide, recouvrer son duché.
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MORAT
Le 27 mai, le duc Charles et son armée se dirigent vers la petite place forte
de Morat, qui se mire dans un petit lac aux eaux noires. Le seigneur de Bubenberg
qui commande les assiégés est assez énergique pour briser tous les assauts
que pendant quinze jours tentera le comte de Romont.
Derrière
la rivière de la Sarine, les Confédérés ont regroupé leurs forces :
- le jeune duc de Lorraine leur a amené trois cents gens d'armes ;
- les Alsaciens sont venus en grand nombre, malgré la défense de Sigismond
de Habsbourg. Le 22, ils franchissent le pont de Gumminen et se mettent en
ordre de bataille.
- l'Argovien Hans de Halwyl commande les gens de l'Oberland et de Fribourg
;
- le corps central est dirigé par le Zurichois Waldmann,
- l'arrière-garde par le Lucernois Hertenstein ;
- le duc René commande l'une des ailes formées de cavaliers lorrains et suisses.
Une nouvelle
fois, les capitaines bourguignons veulent persuader le duc de combattre en
plaine pour déployer sa cavalerie. Mais Charles s'obstine à rester sur ses
positions devant la ville de Morat. Il a reconstitué à grands frais sa belle
artillerie ; il a confiance en elle et dans le bon fossé qui le sépare des
Suisses. Il pleut, le ciel est noir comme le lac ; les Confédérés dissimulent
adroitement leurs mouvements derrière des boqueteaux.
La matinée
du 22 juin 1476 se déroule sans combats ; lassés d'attendre, les Bourguignons
quittent leur camp. Tout à coup, alors que le soleil commence à percer les
nuages, les Suisses fondent sur eux au cri de Grandson ! Grandson ! ,
la terrible clameur de vengeance. Les "enfants perdus" suisses, "francs-tireurs"
armés de coulevrines, font beaucoup de mal à leurs ennemis. Toutefois, contrairement
à ce qui s'est passé à Grandson où ils n'ont joué aucun rôle, les terribles
canons du duc Charles fauchent des centaines d'hommes. René de Lorraine est
jeté à bas de son cheval. Le duc de Bourgogne vient un peu tard se mettre
à la tête de ses hommes; sa situation n'est pas encore périlleuse mais il
doit regretter que les troupes d'élite du comte de Romont se trouvent trop
éloignées de lui. Coup de tonnerre ! Par une poussée désespérée, Hans de Halwyl
et ses piétons pénètrent dans le camp du duc Charles et réduisent au
silence les redoutables canons. La panique, de nouveau, se met dans les rangs
des Bourguignons; les Suisses les cernent de trois côtés; le quatrième est
occupé par le lac de Morat ! Innombrables sont les fuyards qui s'y noient
; des Suisses, il ne faut espérer nul quartier. "Cruel comme à Morat" dit-on
encore là -bas.
Le Téméraire
cherche refuge à Morges, ivre de désespoir. Il est comme fou ; il donne l'ordre
insensé à Olivier de La Marche de s'assurer de la personne de la duchesse
de Savoie, qu'il a tant d'intérêt à ménager ! Ses sujets, rendus mutins par
le malheur de leur maître, ferment les cordons de leurs bourses ; à Salins,
les États généraux du comté de Bourgogne lui refusent tout subside. Les Flamands
retiennent quasi prisonnière la duchesse Marie.
Le
duc Charles, alors, tombe dans une totale prostration ; il demeure
deux mois sans agir dans le vieux château de La Rivière, près de Pontarlier.
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