Dijon
: la révérence de Robert Poujade
Patrice-Henry
Desaubliaux
Publié le 27 décembre 2000, page 10
Après
trente années de mandat, le maire a décidé
de rendre les clés du Palais des Ducs. Pour ne pas risquer
de les perdre par un combat de trop. Son dauphin, Jean-François
Bazin, 58 ans, entend allier continuité et ouverture avec
une liste d'union de la droite. A gauche, c'est François
Rebsamen (PS) qui tentera de conquérir la ville.
Rue
musette, le mot chante. En ces premiers jours de décembre,
les guirlandes de Noël s'interpellent, indifférentes
aux sombres nuages qui courent dans le ciel. A l'unisson des boutiques
et commerces qui, au coude à coude, rivalisent de séductions
illuminées, elles sont en fête. Elles participent à
l'animation du centre-ville, traditionnellement un peu fébrile
pour les achats de fin d'année. Non pas fortissimo mais allegro
moderato. Comme alentour, depuis longtemps les voitures ont été
chassées. Après le quartier du Vieux Marché
de Rouen, c'est ici, à Dijon, au coeur d'un «secteur
sauvegardé» de 100 hectares que fut ouverte la deuxième
voie piétonnière de France. Les résistances
à cette innovation furent épiques. La quasi-totalité
des commerçants y étaient hostiles. Ils firent le
siège du maire pour qu'il renonce à ce projet. Robert
Poujade tint bon. Jusqu'à la conversion, bientôt contagieuse,
d'un marchand... de chaussures.
Les Dijonnais redoutent les innovations dérangeantes. Ils
n'aiment rien moins que les aventures. Ce n'est là qu'un
exemple entre mille. Plus récemment, furent aussi fortes
les réticences à la décision, aujourd'hui bien
acceptée, de laisser à la seule circulation des bus
le grand axe est-ouest, la rue de la Liberté. Gens pragmatiques,
peu enclins à accorder spontanément leur confiance,
ils ont besoin d'apprivoiser les évolutions avant de les
adopter. Dans nos provinces, ils ne sont sûrement pas une
exception. Mais chez eux, ce trait est plus appuyé, sinon
plus profond.
«Moderato.»
Est-ce pour cela qu'est si fréquemment associée à
la capitale de la Bourgogne l'image de la «belle endormie»
? Belle, assurément. Peu de villes recèlent un tel
patrimoine architectural édifices romans et gothiques, maisons
du Moyen Age à pans de bois sur encorbellement et une centaine
d'hôtels particuliers des XVe-XVIIIe siècles qui comme
un écrin enserrent le Palais des Ducs et des États
de Bourgogne. Un héritage d'une exceptionnelle richesse dont
la conservation et la rénovation furent ces dernières
décennies l'une des toutes premières priorités
et réussites municipales.
«Endormie»
? Cette réputation tend à s'estomper, mais reste tenace.
Le respect d'un passé qui fut ducal, impérial, princier,
a pu en partie l'expliquer, non pleinement la justifier. Longtemps
sans doute, ce fut une réalité subjective. Comment
Dijon ne se serait-elle pas complue dans le rêve de son ancienne
gloire de «capitale européenne», lorsque régnaient,
rivaux de leurs cousins rois de France, Philippe le Bon, Charles
le Téméraire, Charles Quint ?
Aujourd'hui,
près de vingt ans après les lois de décentralisation
qui l'ont installée capitale de la Bourgogne, Dijon serait
en droit de se rebeller contre ce qui n'est plus qu'une fausse image.
Personne ne conteste qu'ici il fait «bon vivre», un
art de plus en plus «moderne», une qualité de
plus en plus revendiquée. Quant au développement de
la ville, statistiques et réalisations sont là pour
emporter la cause. Les principaux indicateurs sont au vert : une
population en progression (153 813 habitants contre 151 636 en 1990)
; un nombre total de logements qui est passé en dix ans de
69 000 à 80 000 ; une situation de l'emploi meilleure que
la moyenne nationale ; un tissu dense et diversifié de PME-PMI
; des spécialités universitaires de pointe comme la
biologie appliquée à la nutrition et la recherche
agronomique ; quelque 900 hectares d'espaces verts, 50 m2 par habitant
; plusieurs premiers prix nationaux pour l'environnement et urbanisme...
Alors,
Dijon la prude, qui n'a pas su fédérer ses énergies
? Ou bien Dijon la trop modeste, qui a trop négligé
le «faire savoir» ? N'aurait-elle renouvelé sa
confiance durant trente ans, à cinq reprises, à son
premier magistrat que parce qu'il était aussi réservé
qu'elle-même ? Peu de points communs entre le tonitruant chanoine
Kir, maire de 1947 jusqu'à sa mort en 1968 à l'âge
de 92 ans, qui n'hésitait pas plus à dialoguer avec
Kroutchtchev qu'à suppléer le «sergent de ville»
pour régler la circulation et le très pudique Robert
Poujade. Normalien, agrégé de lettres classiques,
celui qui fut aux côtés de Georges Pompidou le premier
ministre de l'Environnement de la France abhorre les étalages
et démonstrations publiques, «indignes» de sa
fonction et du respect dû à ses concitoyens.
Sa
première rupture avec son célèbre prédécesseur
sera l'abandon de ces déambulations «pour saluer et
être salué». Il ne voulait pas avoir à
dire oui, ou non, à des requêtes le plus souvent irrecevables.
Les questions personnelles (8 000 lettres par an) comme les affaires
publiques, c'est du Palais des Ducs qu'il décida de les traiter.
Cette
distanciation, très gaullienne dans l'exercice du pouvoir
municipal, a aussi tenu à une règle de conduite forgée
par la rigueur universitaire : un langage châtié, un
ton égal en toutes circonstances, une allergie viscérale
à la familiarité, le refus du tutoiement, y compris
«entre amis de trente ans». Voilà de belles et
nobles qualités dont aujourd'hui le Tout-Dijon, aussi bien
politique qu'économique, honore Robert Poujade. Cette révérence,
rarement accordée à un élu encore en place,
n'était pas aussi unanime il y a seulement quelques mois,
avant que le maire n'annonce qu'«à 72 ans et après
trente ans de charge municipale», il ne se représenterait
pas en 2001. Une décision lentement mûrie dans le secret.
Depuis 1995, il sentait bien que diminuait son immunité d'«éminente
personnalité dont l'action aura marqué la ville».
Adversaires et partenaires politiques devenaient impatients. Sa
vertu de prudence devenait pour les uns usure du pouvoir, pour les
autres peur d'entreprendre.
Robert
Poujade n'a pas voulu courir le risque du «combat de trop».
Aux dernières municipales, l'un de ses colistiers, Yves Japiot
(indépendant) lui avait fait subir, pour la première
fois, l'épreuve du ballottage. «Ce sont moins des voix
qu'il a gagnées, mais des voix qui m'ont quitté»,
confia-t-il alors. Trois ans plus tard, en 1998, il perçut
deux nouveaux avertissements. D'abord, à droite, un acte
d'indépendance qu'il interpréta comme une contestation
de son leadership politique : prêt à concourir pour
le Sénat, il se laissait surprendre par la déclaration
de candidature du président RPR du conseil général,
Louis de Broissia.
Ensuite,
au profit de la gauche, un appel au renouvellement. Aux cantonales,
l'un de ses plus fidèles adjoints RPR, Pierre Barbier, était
battu sur Dijon même, par le leader socialiste de son opposition
municipale, François Rebsamen, aujourd'hui secrétaire
national du PS aux fédérations et tête de liste
de la gauche plurielle pour les municipales. François Rebsamen,
longtemps homme d'appareil, se comporte aujourd'hui, à 49
ans, en élu de terrain, convivial et volontiers charmeur.
Tout à l'opposé de son mentor en politique Pierre
Joxe dont il fut, au ministère de l'Intérieur, le
chef de cabinet. Au conseil municipal de Dijon, il tient depuis
1989 le rôle du parfait contradicteur, mesuré dans
ses critiques et toujours respectueux des convenances. Un adversaire
qui dit entretenir avec Robert Poujade des «relations cordiales»
et dont il n'hésite pas à publiquement reconnaître
que le bilan est «globalement satisfaisant».
Dans
la compétition qui s'engage, ce positionnement est souvent
jugé ambigu. D'abord dans son propre camp où les partisans
d'une politique de rupture lui reprochent de trop apparaître
en «continuateur» du maire sortant. Ensuite à
droite où l'on ne se prive pas de relever ce manque de cohérence
politique. La droite ne connaît pas ce problème. Elle
s'estime d'autant plus apte à assumer, et demain à
faire fructifier, l'héritage que celui-ci est aussi le sien.
Son chef de file aux municipales, celui derrière lequel Robert
Poujade a invité au rassemblement RPR, UDF, DL, Indépendants,
travaille à ses côtés depuis 1971.
Jean-François
Bazin, 58 ans, a ainsi été associé, notamment
comme adjoint à l'urbanisme puis comme premier adjoint, à
toutes les grandes opérations de développement de
Dijon : les quartiers de Pouilly, véritable nouvelle ville
à moins de 3 km du centre-ville, les hauts de Montchapet,
le Port du canal, le parc des Grésilles, le quartier Clemenceau...
Les dossiers dijonnais, ce journaliste écrivain à
la réputation de bosseur les connaît tous à
fond. Passionné pour sa ville et la Bourgogne il a été
président du conseil régional de 1993 à 1998
c'est un homme de caractère, «ombrageux» reconnaissent
ses amis, dont les relations avec Robert Poujade n'ont pas toujours
été idylliques. Paradoxalement, ce serait aujourd'hui
l'un de ses atouts d'avoir ainsi affirmé sa personnalité
et son indépendance d'esprit.
«Intronisé»
par le maire, Bazin entend allier continuité et ouverture.
A commencer dans l'élaboration de sa liste d'union. Le renouvellement
de l'équipe municipale est à la fois nécessaire,
et difficile. L'entente existe entre leaders de la droite le sénateur
Louis de Broissia (RPR), les députés François
Sauvadet (UDF) et Jean-Marc Nudant (RPR), Yves Japiot (Indé.).
Mais l'obligation de rajeunir et de féminiser ne va pas sans
provoquer des crispations. Pour décourager la constitution
d'une liste dissidente, aujourd'hui mais peu probable, J.-F. Bazin
impose son rythme de campagne : des actions de proximité
baptisée «1 000 rendez-vous», le matin avec des
commerçants artisans, en soirée à l'invitation
de particuliers, style Tupperware. Prudent, il ne dévoilera
sa liste que le plus tard possible, en février. D'ici là,
il ne dit pas s'il compte ressortir cette recette du chanoine Kir
: avoir en poche plusieurs listes pour être toujours en mesure
de présenter au candidat à la candidature celle où
est inscrit son nom.
le
figaro.fr
|