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Dijon et nourrir
Les souvenirs relevés de l'Américaine M. F. K. Fisher
(1908-1992) au pays des escargots et des bécasses faisandées.
M.
F. K. FISHER
Une mariée à Dijon
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Béatrice Vierne. Anatolia/Editions
du Rocher, 234 pp., 121,35 F (18,50 euros).
PAR CLAIRE DEVARRIEUX, Le 22/11/2001
Le
poète W. H. Auden a dit ce que nous devons savoir de M. F.
K. Fisher: «Bien qu'ils contiennent un certain nombre de recettes,
les livres de Mrs Fisher sont plutôt destinés à
la bibliothèque qu'à l'étagère de cuisine.»
Le nouveau recueil de l'Américaine que Samuel Brussell édite
chez Anatolia contient une recette de ratatouille, où le
couvercle joue un rôle peut-être un peu difficile à
reproduire, et une autre de gratin de chou-fleur, toute simple,
bien que par trop dépendante de la texture de la crème.
Mais le livre est pour l'essentiel une évocation de la Bourgogne
d'avant-guerre, avec un luxe de sensations dans lequel l'auteur
prétend n'avoir aucun mérite: «La vérité,
c'est que je me rappelle tous les instants de ma vie avec la même
clarté.»
Mary
Frances Kennedy Fisher (1908-1992) a été découverte
en France avec la traduction de l'inégalable Biographie sentimentale
de l'huître. C'est un écrivain qui prend le prétexte
de la nourriture pour parler d'autrui avec des raccourcis saisissants,
et qui ne décrit son prochain que pour célébrer
le souvenir d'agapes partagées. Si sa conscience du passé
est aigue, elle revendique une certaine forme d'amnésie.
Ses livres, explique-t-elle ici, sont composés de phrases
saisies sur le vif, et déjà entièrement rédigées
dans sa tête, alors elle ne se rappelle jamais si elle les
a mises noir sur blanc, ou pas. D'où les doublons d'un ouvrage
à l'autre. Seuls les noms propres changent, comme un soupçon
de fiction. La chasse aux escargots et ce qui s'en suit jusqu'à
ce qu'on les mange, figure à la fois dans Une mariée
à Dijon, ultime récit, et dans le Fantôme de
Brillat-Savarin. Les lecteurs du Fantôme connaissent déjà
les expéditions du Club Alpin, relevant davantage de la promenade
digestive que de l'escalade, vu le relief de la région; ils
ont déjà lu le portrait de Miss Lyse, vieille demoiselle
pique-assiette dont la conversation était devenue très
limitée, à force d'avoir rendu son vocabulaire accessible
à des élèves en bas âge. L'admiration
étant un des sentiments qui s'accommodent le plus de la mauvaise
foi, les fans de Fisher diront qu'Une mariée à Dijon
est, par conséquent, une excellente introduction à
son uvre.
Est-ce
céder à l'affligeant attrait de la métaphore
culinaire que de signaler l'appétit de vivre de M. F. K.
Fisher? L'éclat de ces pages vient de là. Un jeune
couple arrive à Dijon au mois de septembre 1929. Ils se sont
mariés voici trois semaines à peine en Californie.
Il est assistant à l'université, prépare une
thèse sur les comédies de Shakespeare, et, comme il
se doit pour un Américain, travaille dans les cafés.
Elle suit des cours aux Beaux-Arts, notamment sous la direction
d'un sculpteur doué, mais si chétif qu'il doit se
contenter de ciseler des médailles: «Il était
en mesure de concevoir des monuments, mais pas de les exécuter.»
Dijon? «Les murs y étaient toujours humides, la ville
était grise, sombre, sinistre, très provinciale. Inutile
de dire que je l'adorais. Je ne sais pas pourquoi, je l'acceptais
sans me poser de questions.» Le papier peint dans leur pension
de famille? «Il était monstrueux, vétuste, passé
et si français que nous en raffolions.»
La
première logeuse, une pianiste en haillons avec des diamants,
est folle, surtout follement avare, imposant à l'heure des
repas «un état de tension et d'horreur curieusement
agréable». La seconde est une brave femme, «elle
était sotte, elle était agaçante»...
Mais ce sont de grandes cuisinières, des alchimistes, et
notre jeune mariée, qui n'est pas aussi méchante que
ses traits assassins le donnent à penser, les adore. La voilà
libérée: «C'était la première
fois de ma vie que j'avais l'occasion de parler vraiment de ce que
je mangeais.» Elle allait donc l'écrire.
Mater
une armada d'écrevisses à la table du recteur, fréquenter
les bains publics et les bons restaurants, repérer l'empreinte
des semelles de l'archevêque, secourir en pleine nuit une
Tchèque malade de désir, sadisée par un Allemand
qui se contentait de recracher des peaux de raisin sur son ventre
nu: M. F. K. Fisher passe avec d'un étonnement à l'autre
avec une ardeur légère. Maint lecteur américain
a dû la trouver courageuse en la voyant dévorer «des
bécasses si faisandées qu'on avait attendu qu'elles
tombent toutes seules du crochet auquel elles étaient suspendues,
avant de les rôtir sur des canapés, tartinés,
pour les rendre moelleux, d'une pâte faite des entrailles
pourries relevées de fine cognac.»
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